Il y avait ce piano, en bois sombre, qui semblait si désaccordé. Les sons qui en sortaient ne semblaient plus avoir aucun sens, mais Galaad était arrivé. Il avait intégré le service d'addictologie de St Thomas Hospital après son hyper-spécialisation. La salle de loisir, où les patients se retrouvaient, pour faire taire les voix insidieuses de leur tête qui les poussaient à consommer divers produits, semblait avoir retrouver un souffle de vie plus appréciable que l'odeur âcre du désespoir et de la souffrance. La musique traversait les couloirs, tournoyait et s'élevait dans l'air alors que des doigts fins frappaient les touches avec une rapidité déconcertante.

Les partitions défilaient sous les caresses maîtrisées de cet homme qui avait fréquenté le conservatoire, les patients assistait à ce spectacle sans voir les jours et les heures défiler, demandant sans cesse à ce médecin de revenir avec de nouveaux morceaux à leur jouer, lui posant d'épineux problèmes en le pressant en plein milieu d'un prélude de jouer l'une des dernières chansons entendues à la radio, mais il s'exécutait, avec un plaisir non feint. Entre ses entretiens avec ses différents patients, les longues discussions qui se teintaient de rire il jouait pour eux, le soir il s'exerçait sur son piano numérique, une obligation pour ne pas déranger les voisins aux premières lueurs de l'aube alors que le médecin rentrait de sa garde.

Il jouait, le plus souvent possible, tout les jours de la semaine et même lorsqu'il faisait des heures supplémentaire pour ses collègues, il jouait pour ses parents encore en vie, âgés mais bel et bien vivant. Ils possédaient cette force tranquille de l'âge, cette quiétude douce qui berçait de souvenirs le psychiatre lorsqu'ils leur rendait le visite durant ses jours de repos. Ses parents s’inquiétaient pour lui, de le voir seul sans personne avec qui partager sa vie, mais il les rassurait, leur souriant pour leur prouver qu'il ne mentait pas.

Ils avaient toujours été ainsi, légèrement soucieux, peut-être parce que ses parents avaient été issu de contextes sombres, une fuite de leur pays natal pour la famille de son père, une jeune mère orpheline qui semblait ne jamais pouvoir rire. Ils s'étaient rencontrés sur les banc de l'école pour ne plus se quitter et avaient, une fois en âge de se marier, donné naissance à un petit garçon qui riait déjà à peine sortis de la cache douce où il avait patienté durant neuf mois.

Il n'avait jamais compris pourquoi ses camarades posaient des questions sur sa mère, peut-être parce que son silence était confortable et doux, plus que si elle avait parlé et qu'ils ne comprenaient pas. Il était ce jeune garçon capable dès la primaire de parler la langue paternelle, avec quelques hésitations mais avec suffisamment de maîtrise pour  jurer après ses camarades lorsque ces derniers l'agaçaient à propos de cette autres langue qu'il parlait.

Oui, avec sa mère, il parlait et riait pour deux, ses doigts si fins de pianistes s'agitaient dans ce ballet silencieux, ce dialogue qu'ils étaient seuls à comprendre avec son père lorsqu'il était plus jeune. Même ainsi il riait et il était heureux que sa mère puisse l'entendre faire, dans son regard passait des éclairs de joie que les mots de la langue des signes n'avaient besoin d'exprimer. Son sourire lui suffisait, aussi silencieux soit-il.

Sa mère était muette et elle s'exprimait à travers la musique, c'était ainsi que Galaad avait commencé le piano, pour parler une seconde langue avec celle qui l'avait mis au monde, une langue de l'âme sans doute et il y avait mis tout son cœur, il avait progressé jusqu'à atteindre le niveau du conservatoire dans lequel il s'était engouffré avec joie, mais il n'en n'aurait jamais fit son métier, par alors que toute cette musique était  précieuse, il ne voulait pas qu'elle finisse par le dégoûter. Mais il avait toujours joint cette voie artistique à une autre aspiration.

La médecine, pour ces gens qui en avait tant besoin, pour la découverte et le partage, pour l'aide et la science. Il avait toujours souhaité faire cela, entêté comme il était il n'avait jamais dévié de son chemin, traçant droit sa route vers ce but qu'il s'était fixé sans jamais en détourner le regard. Il avait été brillant, bon, excellent même. Obtenant des résultats entraînants les félicitations, devenant l'un des meilleurs de sa promotion de part son travail et sa rigueur, jalousé très certainement mais impossible à haïr, il était bien trop franc et joyeux, bien trop blagueur pour qu'on lui en tienne rigueur. Lorsque certains semblaient agacés, les sarcasmes non-voilés savaient les remettre à leur place, mais ils ne perduraient que peu de temps, Galaad était bien trop gentil et souriant pour tenir rigueur à ces gens jaloux. Il avait toujours vécu ainsi, sa scolarité à osciller entre ceux qui l’exécraient d'avoir de si bonnes notes et d'être à la fois si attentif  et drôle. Il avait toujours fait fis des remarques et avaient conservé cette ligne de conduite sans se départir de sa franchise et de son rire si particulier, bref et rauque, comme un aboiement de chien. Il marchait droit vers le but qu'il s'était fixé.

Oui,  il filait droit vers cette carrière qui le comblerait sans regretter ses choix, ses doigts courant toujours sur les touches de son piano. Comme le temps passait vite, il n'avait eu le temps de se retourner pour remarquer que son insouciance était déjà loin.
Seulement parfois la vie prenait des courbes, des virages insensés et imprévus, les secondes cessaient de défiler à leur rythme infernale, le temps se dilatait et les rêves s'entrechoquaient. Ce nouveau patient, il n'en avait pas conscience alors qu'il semblait toujours poursuivre sa route de cette voie si rectiligne, il était une courbe. Sacrément amoché comme tracé, par tout ces produits et sûrement jugé irrécupérable, mais, il était une vraie belle et grande courbe, sans le savoir, Galaad allait s'y attarder.